Voir le deuil d’un nouvel oeil

Je me rappelle mon premier vrai gros deuil. C’était quand mon papy Léo est mort dans l’été de l’année 1999. Je me souviens m’être réveillé dans notre maison de La Guadeloupe en Beauce, surpris par les bruits de pas de mes parents dans la cuisine. En allant à leur rencontre, les yeux à moitié ouverts, ma maman, d’un ton inquiet, me dit qu’elle et mon père partent pour l’hôpital de St-Georges, que Léo ne va pas bien. Dans la nuit, ils ont appelé Jacques, un ami de la famille, pour venir veiller sur moi et mes soeurs. Le coeur battant la chamade, ma petite tête remplie de scénarios étourdissants et de cette peur de ne pas pouvoir dire « au revoir » à mon papy, mon ami, je me rendors tant bien que mal.

Le lendemain, je me réveille. J’entre dans la chambre de mes parents. Ma mère est là, étendue, éveillée malgré une nuit trop courte pour s’offrir un repos mérité. Je la regarde avec des yeux empressés, emplis d’espoir, d’un espoir de fou. Mais ses yeux à elle, retenant tant bien que mal les torrents de sa sensibilité face à une nouvelle qui n’a que peu de mots pour se dire, me racontent tout ce qu’il y a à raconter. Une pause. Une éternité silencieuse. Puis, ces trois mots tombant tel le couperet d’une guillotine sur la nuque de l’amour que je portais à mon grand-père…

« Papy est mort ».

Mon monde s’écroulait pour la première vraie fois. J’ai pleuré, pleuré et pleuré. J’étais déboussolé, perdu et désemparé dans la vastitude d’une vulnérabilité nouvelle, incontrôlable, incontrôlée. J’aurais tant aimé être près de lui, du haut de mes 11 petites années d’existence, pour lui dire combien je l’aimais et combien il comptait pour moi. J’aurais tellement apprécié pouvoir être avec lui dans ce passage et qu’on s’offre le cadeau d’un dernier câlin, d’un dernier échange humain ensemble. En choisissant de ne pas m’amener avec eux à l’hôpital, mes parents ont fait de leur mieux et ont souhaité protéger leur jeune garçon de la souffrance causée par la perte d’un être cher. Et pourtant, je n’ai été épargné de rien. Je souffrais tout autant, sinon plus. J’étais confronté à l’inévitable, à cette partie de la vie qu’on essaie tant bien que mal d’oublier dans nos étourdissements du quotidien et qu’on appelle la mort. Un mot si court et pourtant si froid, si cru, si… mort, justement. Un mot qu’on essaie tant bien que mal d’adoucir par toutes sortes de synonymes tels « décès, trépas, passage, départ, perte ». Synonymes qui, au final, ne font que camoufler, tel le fourreau qui protège le tranchant d’une épée, un aspect acéré de la réalité. Un mot qui signifiait à ce moment la fin, l’arrêt de la vie, la cessation d’une relation intime et profonde avec l’un des grands amours de ma vie.

Je fus longtemps dans un état léthargique, soporifique. J’étais comme décalé de mon être, coincé entre deux dimensions, dans une sorte d’éveil endormi ou de sommeil éveillé, selon la perspective. Pendant de nombreux mois qui se transformèrent en quelques années, je traînai, somnambule, la peine et le poids de mon incompréhension face à cette facette de la vie ainsi qu’au vide qu’elle avait créé en moi et tout autour. Je lui en voulais à mort, à la mort. Oh que j’aurais donc voulu qu’elle meure, la mort! Elle me privait à tout jamais, pensais-je, de ce lien unique et profond avec cette lumière dans ma vie qu’était Léo Auclair, mon grand-père. Elle me privait de ses rires francs et vivants, de ses rassurantes berceuses, de sa bienveillance, de sa sagesse et de sa douceur. Elle partait avec les souvenirs de mes étés passés dans les bois avec lui et ma mamie, de ces fois où nous cueillons des petits fruits sauvages dans les champs derrière la maison familiale, des moments où nous dégustions sandwiches et orangeade lors de pique-niques improvisés en bordure des bois. La mort m’enlevait l’amour.

Il y eut d’autres deuils, par la suite. Plus souvent qu’autrement, c’étaient (heureusement) des deuils qui n’enlevaient pas la vie mais qui enlevaient néanmoins une certaine vitalité en moi. Des amitiés qui se terminent. Des amours qui se déchirent. Des projets et des rêves qui se cassent avec fracas sur le sol de mes espoirs anciens. J’avais une grande difficulté à accepter cela. J’interprétai chaque fin comme un échec, comme une défaite. Mon âme tombait en faillite, ruinée par mes surinvestissement émotionnels.

Puis les années ont passé. Puis les expériences se sont succédé. Puis les guérisons se sont manifestées. Puis les apprentissages sont apparus.

Lors de la mort de ma mamie Gisèle, une semaine avant Noël de l’an 2017, j’ai vécu ce qu’un vrai deuil se devait d’être. Lors de son dernier droit avant son grand saut vers l’infini, toute la famille s’est réunie à son chevet pour partager un dernier moment avec elle. On a pleuré, on a ri, on s’est serré les coudes, on a peu dormi. Elle a été entourée d’amour, de musique, de douceurs, d’humour, de relations sincères et de vie. Même si dans ses derniers jours elle n’était plus consciente de son environnement, je lui ai livré, à son oreille, tout ce que j’avais sur mon petit coeur. Je lui ai partagé tout ce qu’elle était pour moi, tout ce qu’elle m’avait appris et permis, tout ce que j’admirais chez elle et qui formerait un souvenir intarissable de sa grandeur dans mon être. Moi et toute ma famille l’avons accompagnée jusqu’à la toute fin. J’ai assisté à cette scène que peu veulent s’offrir lorsque les thanatologues ont pris son corps inanimé pour le placer dans un sac noir et refermer la fermeture éclair dans un geste de finalité. Je suis même resté un moment dans le silence de la chambre vide du CHSLD de Beauceville, méditant pour sa belle âme et préparant les lieux pour le prochain être qui viendrait s’y offrir ses derniers moments de vie terrestre.

Ce fut le deuil de tous les deuils. Le deuil qui m’a permis d’accepter la fin des choses, la fin de processus, la fin de pensées. Et ce deuil venait également avec un cadeau inestimable.

À partir de ce moment, un changement s’est fait en moi. Quand mon papy Léo est mort, mon réflexe en fut un de perte et de vide. Tout ce que je voyais était le trou béant créé par son absence. Mais quand ma mamie Gisèle est morte, un nouveau réflexe a vu le jour. Comme une douce chanson, d’un air léger et vaporeux, mon esprit m’a fredonné : « Qu’est-ce que cette personne t’a légué par sa présence dans ta vie? ».

Ce nouveau et surprenant réflexe m’a agréablement amené à voir l’abondance et la fertilité qu’il pouvait y avoir dans la mort, dans la fin de quelque chose. L’arbre qui s’écroule au sol afin d’y pourrir n’enfante-t-il pas des millions, voire des milliards de formes de vie? La matière qui le constitue, qui se décompose et se composte avec le temps ne permet-il pas à d’autres vigoureux arbres de prendre racine et de grandir à leur tour? Ainsi, je peux aujourd’hui goûter à la richesse de la mort. Et constater son illusion, également. D’une part, même si la mort survient, la vie, elle, continue de vivre. Et également, même si mes relations avec mon papy, ma mamie ou avec les autres êtres qui m’étaient précieux n’existent plus sous leur forme physique, directe et présentielle, elles existent toujours dans une forme plus subtile, immatérielle, intemporelle. Ce qui m’habitait lors de mon contact à eux peut toujours m’habiter et briller de lui-même en moi. Ces relations continuent d’exister et de prospérer tant que je le veux. Le souvenir de qui ils étaient et la gratitude envers leur contribution à ma vie peuvent continuer de grandir en moi tel un fertile jardin sous le chaud soleil de juillet. Je peux également mettre à profit cet héritage de l’âme et honorer leur passage sur cette terre en incarnant ces qualités et ressources dont ils étaient les valeureux représentants. Parfois, même, mon esprit s’égaie et m’offre des rêves d’une limpidité et d’une véracité impressionnantes, m’offrant des opportunités de moments privilégiés avec ceux et celles qui ont été autrefois près de moi.

Est-ce que la mort peut encore me causer du chagrin et de la tristesse? Assurément. Est-ce que de perdre le privilège d’une relation amicale ou amoureuse profonde peut affecter ma sensibilité? Certainement.

Et est-ce que je peux continuer de grandir grâce au souvenir de ces êtres avec qui j’ai partagé maintes joies et multiples bonheurs?

Oui. C’est le choix que je fais. C’est ce que le deuil me permet. C’est ma façon de rendre honneur aux beautés que ces personnes ont incarné et m’ont légué.

Merci à tous ceux et celles qui ont passé, qui passent et qui passeront dans ma vie pour la changer à leur façon. J’espère, à mon tour, pouvoir agrémenter la vie de ceux et celles qui croisent et croiseront mon chemin dans cette grande danse qu’on appelle la Vie.

SteVie